Textes

“Message de l’écrivain et auteur Mamadou Samb

En réaction à l’article "Le regard de l’aveugle”

 

Mon très cher Cheikh Mohamad Assad Kanso,

Tout d’abord mes sincères condoléances pour notre compatriote, le défunt Samir (Tarraf) qui comme vous le dites « à l’instar de nombreux Libanais qui ont posé leurs bagages au Sénégal, terre d’hospitalité, depuis plus de cent quarante ans » n’est plus un étranger, mais un frère, un concitoyen et un parent sénégalais sans aucune restriction.

Après avoir prié pour le repos de son âme, j’associe à mes oraisons funèbres mes remerciements au souffle du défunt pour avoir favorisé notre rencontre à travers un livre.

Je vous cite : « mon regard fut happé par un coin où étaient exposés des livres, magazines et journaux. Comme à mon habitude, je me suis mis à flâner parmi les ouvrages, tel un papillon errant autour d’une lampe ou d’une lueur dans l’obscurité. Mes yeux se sont posés sur le livre “Le Regard de l’Aveugle”, un roman en langue française de l’écrivain sénégalais Mamadou Samb. »

Nous disons tout d’abord qu’il y a hasard quand un fait, attribué normalement à une cause d’un type déterminé, résulte en réalité d’une cause d’un autre type ; le hasard est une causalité imprévue, comme le désordre n’est, suivant M. Bergson, qu’un ordre inattendu.

Quelle est la différence entre le hasard et le destin ?

Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. Lorsque les causes du hasard sont vues comme relevant de lois prédéterminées et immuables, on parlera de « destin ». La chaîne des événements déterminés par le destin, qu’on peut appeler les hasards de la vie, prend le nom de « destinée ».

Mon très cher Cheikh Mohamad Assad Kanso, le destin qui vous a conduit dans une station-service, qui vous a attiré dans la salle de repos et qui a entraîné votre regard happé comme un papillon errant autour d’une lampe ou d’une lueur dans l’obscurité vers le livre « Le regard de l’Aveugle », est tout simplement un « hasard » magnifique.

Il est reconnu que le hasard est le principe déclencheur indispensable invoqué pour un événement dont aucune cause n’est connue. Il peut être synonyme de l’« imprévisibilité », de l’« imprédictibilité », de fortune ou de destin.

Poussant mes recherches par rapport à cet heureux événement qui nous lie, j’ai découvert qu’étymologiquement, on attribue l’origine du mot hasard à l’arabe « az-zahrالزهر » signifiant à l’origine « dés » et ayant pris la signification de « chance », car il désigna jusqu’au X siècle un jeu de dés, mais aussi par métaphore tous les domaines relevant de la « science de la Chance » (Averroès) Ibn Rushd. Cependant, le Trésor de la langue française signale que le terme « az-zahr » dans le sens de « dé à jouer » est relativement moderne et propose l’étymologie « yasara » (« jouer aux dés ») dont l’existence est attestée en arabe classique.

Mais pour mieux cerner dans la limite de mes compétences notre rencontre salutaire, il serait intéressant de mettre cette définition en parallèle avec celle que donne Antoine Cournot au XIXe siècle, qui définissait le hasard, dans une proposition devenue célèbre, comme la « rencontre de deux séries causales indépendantes ». Pour lui, les événements en eux-mêmes sont supposés tout à fait déterminés quant à leur cause et à leur effet (il définit le concept de série causale) ; c’est de leur rencontre imprévisible, de l’intrusion d’une nouvelle causalité indépendante dans le déroulement d’un processus que naît le hasard.

Par exemple : L’enterrement de notre compatriote le défunt Samir (et) la découverte d’un livre qui scelle une amitié entre un écrivain sénégalais et un éminent érudit Cheikh de la communauté libanaise.

Quand vous dites : « Le titre et l’image de la couverture m’ont captivé. Sans même feuilleter les pages, j’ai reposé le livre et rejoint mes compagnons. Pourtant, l’attraction du livre ne m’a pas quitté, et, presque malgré moi, je me suis levé, suis retourné au coin des livres, ai saisi l’ouvrage et me suis dirigé vers la caisse pour l’acheter. »

Le hasard peut se muer en fatalité quand c’est un enchaînement de malheurs, mais lorsque les causes du hasard sont vues comme relevant de lois prédéterminées et immuables, on parlera de « destin ». La chaîne des événements déterminés par le destin, qu’on peut appeler les hasards de la vie, prend le nom de « destinée » particulièrement applicable à notre rencontre aussi bien physique que spirituelle.

Chaque fois qu’un événement surgit à l’issue d’un processus qui aurait pu s’achever autrement (car vous pouviez choisir parmi tant de livres, un autre titre que « Le regard de l’aveugle » ou, ne pas l’acheter après avoir rejoint vos compagnons), les scientifiques se demandent comment il a pu avoir lieu, les philosophes pourquoi il a eu lieu plutôt qu’un autre, et le sens commun y voit l’effet d’un pouvoir mystérieux auquel on attribue des caprices comme s’il avait un rôle actif dans l’ordre du monde. Ces interprétations sont dues au fait que les uns et les autres emploient le même mot dans des sens très variés. Le souci de clarifier le langage pousse à remplacer une appréciation subjective par une définition objective.

Mon très cher Cheikh Mohamad Assad Kanso, si notre amitié est le fruit du hasard, je dirais que c’est un heureux hasard. Si notre rencontre à partir d’un livre est le destin qui devait nous lier, je dirais que c’est une destinée salutaire qui émane de la Miséricorde Divine.

Vêtu de votre manteau de philosophe et d’éminent homme de lettres, vous me dites avec la modestie qui vous caractérise : « Deux jours plus tard, j’ai décidé de commencer la lecture du roman, avec l’intention d’atteindre deux objectifs à la fois : découvrir la littérature romanesque africaine et percer le mystère du titre “Le Regard de l’Aveugle” ». En lisant votre commentaire, je confirme sans hésitation que vous avez atteint largement vos objectifs et je peux affirmer qu’aucun critique littéraire n’a encore cerné ce livre comme vous l’avez si bien réussi. Ce qui est largement édifiant quand vous dites : « Durant tout un mois, j’ai vécu au rythme du roman avec impatience et anticipation. J’avais la sensation de vivre une réalité palpable, comme si je connaissais ces personnages, de voir leurs visages, de les croiser chaque jour, d’autant que de nombreuses scènes se déroulaient à Dakar : au marché Sandaga, tout près de chez moi, ou encore dans la rue Peytavin, à quelques mètres de ma maison. »

En lisant vos commentaires d’une grande facture intellectuelle, je me demandais par moment si le lecteur avisé et clairvoyant que vous êtes n’est pas en train de me faire découvrir les méandres de mon propre livre et de m’ouvrir les yeux sur des faits d’apparence superfétatoires, mais qui sont d’une grande acuité qui ne sautent pas à mes yeux profanes.

Votre attitude en parcourant le roman, me ramène à la réflexion de Victor Hugo qui disait que : « La littérature doit refléter la grandeur de l’âme humaine et sa beauté. Nous, écrivains, sommes appelés à ouvrir des fenêtres sur le monde afin que le lecteur puisse ressentir la profondeur des émotions, de l’imaginaire, et de l’héroïsme. La littérature ne doit pas être simplement un miroir du monde, mais un outil pour le changer. »

L’homme n’est pas qu’un simple être matériel ; il porte en lui des rêves et des aspirations. Si nous négligeons ces dimensions humaines, alors nous faisons de la littérature une chose froide et dépourvue de sens. Quelle valeur aurait la vie si elle n’avait pas un sens plus profond que la simple cruauté du réel ?

Les personnages qui évoluent dans « le Regard de l’Aveugle » ne sont pas des héros surnaturels ou aux drames émotionnels sans fondement. Il était préférable pour moi de les voir et de les aborder tels qu’ils sont : imparfaits, à la recherche d’approximatives acceptions, et se retrouvant dans des situations dramatiques comme le commun des mortels. C’est la réalité, et c’est cela ma modeste conception du rôle de la littérature. En tant qu’écrivains, je cherche (sans être sûr d’y parvenir) à montrer l’âme humaine sous son meilleur jour, même lorsque la souffrance est présente, car c’est dans la souffrance que réside la beauté, et c’est là que naît l’espoir. Mais loin de moi, l’idée de vouloir réduire la littérature à une simple représentation illusoire d’une vie morne et désespérée.

Vous avez parfaitement raison quand vous dites : « Avec une sensibilité profonde et une créativité littéraire frappante qui mérite tous les éloges, l’écrivain nous a incités à nous confronter la brutalité de la réalité, à découvrir les failles de sociétés et de quartiers où le rayonnement de la justice sociale s’est éteint, laissant place à l’obscurité, à la misère et à la désolation. Dans son récit, les dialogues, les situations et les mots, d’une intensité remarquable, éveillent en chacun l’esprit de révolte face à l’arrogance et au mépris. »

Dans votre brillante analyse, vous citez un passage assez édifiant de fanta qui s’indigne de sa situation en ces termes : « Depuis mon enfance, j’avais toujours aimé lutter contre ceux qui voulaient faire de moi une soumise, une moins que rien ; je rugissais comme une lionne, et je mordais comme une tigresse chaque fois que j’avais les moyens de me défendre. J’avais toujours refusé de porter sur mon dos l’histoire de mes ancêtres. Quand ma bouche dit “non”, mon cœur le soutient, mon sang l’accompagne, mes oreilles se ferment à toutes sollicitations extérieures, et mes yeux ne voient plus que la lumière de la liberté. »

Même si mes personnages sont des adeptes du refus et de la révolte active ou passive, mes œuvres évitent autant que faire se peut d’être une leçon de morale ou un sermon. Par contre, je m’efforce de rendre ma fiction sérieuse autant que possible, parce qu’elle doit rechercher la vérité douloureuse que nous vivons, même si cette vérité est déprimante. Si nous ne traitons pas nos évidences et certitudes quotidiennes telles qu’elles sont, comment l’homme peut-il se transformer ?

L’homme a des dimensions plus profondes que ces vérités cruelles que l’on tente de lui imposer. Nous avons besoin de rêver, d’espérer, de croire que l’homme peut changer son destin. Si nous ignorons cela, alors la littérature devient simplement un rapport, rien de plus.

Gustave Flaubert disait : « Que l’art qui ignore la réalité est un art qui crée une bulle, et quand cette bulle éclate, il ne reste plus rien que la ruine. »

Mon très cher Cheikh Mohamad Assad Kanso, vous venez de renforcer ma conviction de croire au pouvoir de la littérature de changer le monde.

Vous avez réussi, avec beaucoup de philosophie, à me faire comprendre que chacun de nous (écrivain / lecteur) a sa propre voie dans la littérature et que nous cherchons la vérité de manière différente, mais complémentaire. La profonde lecture que vous avez faite de ce roman illustre parfaitement vos propos quand vous dites avec l’humilité qui vous caractérise : « À travers son récit, j’ai découvert qu’il existe de nombreuses similitudes et affinités qui nous lient, et que nous partageons une même ligne de front dans la lutte pour défendre l’homme opprimé. Nous sommes deux militants qui avons franchi toutes les barrières géographiques et ethniques, unis par nos idées et nos mots, cherchant à allumer une bougie dans l’obscurité profonde, plutôt que de maudire les ténèbres. »

Mon très cher Cheikh Mohamad Assad Kanso, lorsqu’on dit que « les voies du Seigneur sont impénétrables », notre rencontre à travers un livre est un bel exemple. Ce roman est comme la lumière blanche que l’on analyse à travers un prisme, on se rend compte qu’elle est loin d’être blanche, et qu’en réalité elle est une somme de couleurs.

Au-delà de cette mémorable visite chez moi, je vous remercie infiniment pour le trophée que vous m’avez si généreusement offert et l’illustration que vous avez réalisée en conclusion de la vision si pertinente de l’image que vous avez d’Oulimata et de Danfa, son père aveugle. C’est tout simplement magnifique comme future couverture de la réimpression en version française (ou arabe) du roman « Le regard de l’Aveugle ».

Que de riches leçons à tirer de cette rencontre et de ces échanges !

Personnellement, j’en retiendrais : l’acceptation d’écouter l’autre, de supporter son avis, dans la courtoisie et le respect.

Mon très cher Cheikh Mohamad Assad Kanso, c’est pour moi un honneur et un plaisir incommensurable de rencontrer un éminent cheikh spirituel, d’une immense dimension intellectuelle, d’une modestie sans commune mesure, mais surtout d’un guide avéré, qui indubitablement m’aidera à éclairer mon chemin plein d’embuches et d’incertitudes.

Avec toute ma reconnaissance,

Allah nous garde et nous bénisse abondamment,  Aamiin

Mamadou SAMB (Écrivain)

*Grand Prix des Lycéens du Sénégal 2011

*Prix Sembène Ousmane du Roman 2017

*Nominé au Grand Prix du Président

de la République pour les lettres 2017

*Prix A. Racine Senghor du Roman (FILID) 2024

Dakar le 17 Mars 2025

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